A l’issu d’un travail portant sur une même série d’animaux et couvrant la biochimie, la physico-chimie, la toxicologie, l’électro-physiologie et le comportement, j’ai ensuite été publié en 1989 que ces acides gras peuvent contrôler certaines fonctions neuro-sensorielles jusqu’aux fonctions supérieures, comme l’apprentissage. Leur diminution quantitative dans le cerveau entraîne une altération du fonctionnement des membranes (activités d’enzymes, de récepteurs, de transporteurs), et une plus grande susceptibilité de ces membranes aux agressions. Il existe une relation effet-dose entre la quantité d’ALA alimentaire et la teneur en DHA des structures cérébrales chez les animaux qu’ils soient jeunes, ou adultes (mon travail de 1993). L’analyse de la composition en acides gras des phospholipides totaux de 11 régions cérébrales (de souris) montre que le taux de DHA est plus élevé dans le cortex frontal. La carence en ALA n’altère pas toutes les structures avec la même amplitude. Outre l'hypophyse, le cortex frontal et le striatum sont les plus affectés, avec une diminution d'environ 40% du DHA. Il existe donc une distribution régionale des acides gras dans le cerveau et l'impact de la carence est "région-spécifique". La supplémentation à base de phospholipides d'œuf (de qualité « oméga-3 ») ou de cervelle de porc, plus efficaces que les triglycérides, permet de rétablir une composition en acides gras normale dans toutes les régions, à l’exception du cortex frontal. Il convient de noter que des extraits d’œufs enrichis en oméga-3 et oméga-6 ont été utilisés pour formuler quelques laits adaptés.
La fluidité des membranes des terminaisons nerveuses est perturbée par la carence en ALA, les activités des isoformes des ATPases sont altérées, ce qui est partiellement corrigé par l’huile de poisson. L’effet de l’alcool devient d’ailleurs alors différent.
Les altérations comportementales ne touchent pas tous les tests, mais plus particulièrement ceux impliquant la mémorisation et l’habituation.
Mes résultats ont été de nombreuses fois confirmés par d’autres sur de multiples modèles.
Toutefois, l’utilisation alimentaire des seuls oméga-3 n’est pas satisfaisante. En effet, un régime enrichi exclusivement en huile de poisson favorise l'éveil et l'acquisition d'un apprentissage chez la souris jeune ; mais, par contre, il diminue l'activité motrice et l'apprentissage chez la souris âgée. D’autant que j’ai trouvé, en 1988, que de très fortes quantités d’huiles de poisson dans l’alimentation altèrent la composition en acide gras du cerveau.
La question est de savoir si les carences observées dans la période péri-natale induisent des anomalies qu'il sera possible de corriger ensuite, soit simplement avec le temps, soit en fournissant les acides gras qui ont manqué dans la période périnatale ; ou au contraire s'il s'agit de perturbations définitives. Mes résultats obtenus sur les modèles animaux montrent que si des rats préalablement carencés en ALA sont soumis à un régime qui ne l'est plus, alors le cerveau récupère (au bout d'un temps relativement long) une composition moléculaire normale. Mais il reste tout de même perturbé dans ses fonctions d'apprentissage, quoique la supplémentation avec des phospholipides contenant des acides gras oméga-3 à longues chaînes (issues du jaune d’œuf en l’occurrence) corrige les perturbations comportementales. Si, après avoir été carencé en ALA, l’animal reçoit une nourriture qui en contient, les vitesses de récupération sont très lentes au niveau des micro-vaisseaux cérébraux, ce qui est très inattendu dans la mesure ou les cellules endothéliales des micro-vaisseaux sont en contact avec des lipo-protéines sériques de composition normales, car synthétisées par un foie dont la récupération a été rapide.
Les organes sensoriels.
La vision est concernée, car la rétine est l'un des tissus les plus riches en acides gras poly-insaturés de la série oméga-3. Expérimentalement, en 1989, je démontrais qu’une carence alimentaire en ALA induit des modifications dans la répartition des acides gras membranaires de la rétine en relation avec des perturbations de l'amplitude des ondes « a » et « b » de l'électrorétinogramme. En 2002, je complétais ces résultats en montrant qu’une supplémentation en phospholipides riches en DHA améliore le comportement, l'apprentissage et la fonction visuelle chez des souris âgées témoins ou carencées en acides gras poly-insaturés oméga-3. La rétine préserve son DHA grâce à un recyclage puissant.
Etant donné que de nombreux tests comportementaux chez l’animal mettent en jeu la vision, il a été fondamental de montrer que les déficits d’apprentissage chez les souris carencées en ALA sont indépendants des altérations visuelles.
En 1999, j’ai montré que la carence alimentaire en ALA perturbe l’audition, au niveau de l’efficacité des récepteurs sensoriels, mais aussi des structures cérébrales réceptrices, elle accélère ou rend plus précoce le vieillissement (Bourre et al., 1999). Voir ou entendre moins bien en vieillissant provient, dans une certaine mesure, de la perte d’efficacité des récepteurs sensoriels, ceux de la rétine ou de l’oreille interne. Mais aussi - et surtout - de la baisse de performance des structures cérébrales qui reçoivent les informations et les interprètent !
Le déficit en ALA-3 altère le goût. Par exemple, j’ai publié en 2000 qu’un niveau de perception donné de la saveur sucrée exige une quantité de sucre plus grande chez les animaux qui sont déficients .
En 1992, j’ai montré que la synthèse du DHA par le cerveau (à l’aide de désaturase) est extrêmement faible dès après la naissance, sa présence trouve son origine soit dans le métabolisme hépatique (à partir de l’acide alpha-linolénique), soit dans l’alimentation. La présence d’enzymes dans les plexus choroïdes, et non pas dans les micro-vaisseaux cérébraux, permet de proposer une éventuelle autre voie d’approvisionnement du parenchyme cérébral. Le renouvellement des acides poly-insaturés cérébraux s’exerce donc sous le contrôle des synthèses hépatiques ou du contenu nutritionnel ; or, en cours de vieillissement, les synthèses hépatiques diminuent d'où l'importance des apports alimentaires. Les oxydations peroxysomales dans le foie sont importantes pour les acides gras indispensables, plus faibles pour leurs dérivés à très longues chaînes. Les oxydations diminuent au cours du vieillissement et sont induites avec des ampleurs différentes par un inducteur des peroxysomes. Ainsi, les maintenances des acides poly-insaturés membranaires sont affectées, au cours du vieillissement, par altération des synthèses et des dégradations. L'intérêt des acides gras poly-insaturés oméga-3 à très longues chaînes (EPA et DHA), en particulier ceux des huiles de poisson, s'exerce en matière de nutrition, de pharmacologie (contrôle de la lipogénèse) et de toxicologie (perturbation de la structure et augmentation des peroxydations).
L’intérêt spécifique d’un composant de la vitamine E.
Curieusement, il n'y a pas de relation quantitative entre la vitamine E et les acides gras de la famille oméga-3, tout au moins dans le nerf sciatique au cours du développement et du vieillissement, de même que chez les mutants neurologiques animaux. En revanche, la carence en vitamine E augmente le DHA du foie et du cerveau. Des doses pharmacologiques de vitamine E accroissent la delta-6-désaturase dans le cerveau, mais la diminuent dans le foie. La vitamine E cérébrale, contrairement à celle des autres organes est très protégée et réutilisée ; elle ne passe pas du cerveau vers le sang. Il existe une stéréo-spécificité d'utilisation de l'isomère alpha-D-tocophérol par rapport au gamma-tocophérol ; la présence de gamma-tocophérol dans les aliments augmente les besoins. Ainsi, parmi les multiples substances composant la vitamine E, un seule d’entre elles est efficace au niveau du cerveau.